Le 18 novembre 2011, le Réseau des Femmes Journalistes du Maroc, fraichement constitué, avait été reçu par Fatéma Mernissi à son domicile à Rabat. Elle, à qui rien n’échappait, qui suivait l’actualité nationale et internationale avec beaucoup d’attention, avait appris la naissance de notre réseau, et comme à son habitude, cherchait à faire profiter notre réseau de son immense carnet d’adresses et de ses connaissances. Ce premier rendez-vous chez Fatéma Mernissi fut suivi par beaucoup d’autres. Elle voulait donner de la visibilité à notre réseau, et aussi nous permettre, nous qui donnons surtout la parole aux autres de nous mettre en scène, de parler de nous, de nos parcours, de nos rêves et aspirations.
Dans la foulée, Fatéma Mernissi nous propose un atelier d’écriture. Le livre collectif « Les djiniates, génération dialogue » a alors vu le jour, préfacé par Fatéma Mernissi.
Le mot Djiniates qu’elle nous donnait, bien affectueusement, faut-il le rappeler, résumait la grande estime dans laquelle elle tenait les membres fondatrices de notre réseau. Elle pensait que nous avions réussi, là où elle croit qu’elle avait échoué. A ce sujet, elle nous raconta une anecdote se rapportant à ses années d’études à la Sorbonne. Au cours de cette période, elle s’était essayée au travail journalistique à Jeune Afrique. Le rédacteur en chef de l’époque avait cru bon de la cantonner dans des sous-rubriques peu valorisantes pour son intelligence. Mal lui en prit. Fatéma Mernissi avait alors claqué la porte. Mais ce souvenir de ses années de jeunesse ne rendait que plus précieux à ses yeux notre réussite en tant que journalistes, nous qui avons pu gravir les échelons de la hiérarchie dans nos journaux et organes de presse respectifs. C’est d’ailleurs pour cela que Fatéma Mernissi nous a trouvé ce surnom de Djiniates.
Le pouvoir des mots
Fatéma Mernissi croyait fermement en le pouvoir des mots et de l’écrit. Notre livre collectif devait servir d’exemples à d’autres journalistes, les incitant, elles aussi à s’emparer de la plume et à écrire. A cet égard, elle estimait que le combat pour les droits des femmes passait par l’écriture.

La sortie du livre collectif n’a pas mis fin à cette amitié qui s’est tissée entre la sociologue de renom qu’elle était et nous autres journalistes. Nos visites chez elle se sont espacées, mais jamais arrêtées, elle continuait à nous faire part des invitations qu’elle recevait de par le monde. Et à chaque fois qu’elle était sollicitée pour donner des conférences, participer à des débats, au Maroc ou ailleurs, elle ne manquait pas de nous mettre en avant, en incitant les organisateurs de tel ou tel événement à nous inviter. Et là, c’est une autre des grandes qualités de Fatéma Mernissi qui était dans le partage totale. Sa demeure ne désemplissait pas, et ses ateliers bruissaient d’échanges féconds entre auteurs connus et inconnus, entre jeunes et moins jeunes. Les après-midi chez elle étaient synonymes de partage et de convivialité. Elle avait à cœur de faire des photocopies des articles les plus intéressants qu’elle avait lus (elle lisait beaucoup), en arabe, français ou anglais et de nous les distribuer à chacune de nos rencontres.

Une mine du savoir
C’était une mine du savoir à qui rien n’échappait, elle dont les œuvres étaient traduites dans toutes les langues et était considéré, à juste titre comme une référence mondiale, demeurait humble, ne se mettant jamais en avant, prêtant une oreille attentive à tout un chacun. C’est dans ce sens qu’elle avait décidé de lancer un autre atelier d’écriture sur la violence des jeunes quand ce phénomène avait pris des proportions inquiétantes. Pour cet atelier-là, elle s’était encore entourée de personnes à même de cerner ce problème et aussi d’apporter des solutions, car Fatéma Mernissi était aussi pragmatique : elle cherchait à aider, à proposer des voies de salut. La dernière fois que j’ai eu l’honneur de voir Mme Mernissi remonte au mois de septembre 2015. Elle s’était penchée sur le cas des vendeurs ambulants, et cherchait à leur offrir un espace pour s’exprimer. L’ébauche d’un projet d’une revue annuelle avait germé dans son esprit. Elle avait commencé à travailler avec ses vendeurs, avait rencontré leurs familles… La faucheuse avait été plus rapide.
Personnellement, et tous ceux qui ont connu Fatéma Mernissi se rappelleront d’une femme qui a fait du partage des connaissances sa raison d’être et de vivre. Curieuse de tout, elle prêtait une oreille attentive aux soubassements de la rue marocaine et des rues du monde arabe. Elle discutait avec les plus humbles et possédait cette curiosité unique de s’étonner de tout, et de faire les interprétations les plus justes et les plus avisées de tout ce qui peut paraître « normal ».
Fatéma Mernissi insufflait de l’énergie positive, elle boostait, elle était à l’écoute de tous, sans distinction aucune, avec altruisme et modestie. D’une vive intelligence, elle avait un humour très fin, parfois décapant et des éclats de rires contagieux.
Dix ans après sa disparition, son souvenir et son œuvre demeurent intacts.